Le poireau de la discorde [Higuchi]

Je soupirai.

Quelle mauvaise idée j’avais eue d’aller faire des courses un peu trop tard dans l’après midi. Mais j’avais des rapports à écrire, du travail à faire. L’Agence ne me laissait pas de répit, mais je ne m’en plaignais pas. C’est d’ailleurs seulement grâce à ça que je pouvais me permettre de faire des courses… Le problème, c’est que ce supermarché étant parmi les moins chers des environs, il était d’autant plus bondé de travailleurs besogneux qui venaient de finir leur journée. Je me sentais un peu déplacé, l’impression que les regards s’arrêtaient forcément sur moi et mon style qui dépareillait dans cette masse de normalité et de quotidien tranquille.

En plus, la plupart des rayons étaient comme dévalisés bien que les employés du magasin faisaient tout leur possible pour les recharger. Ils couraient partout, ce qui n’avait pas l’air d’être une mince affaire parmi autant de gens. Ca donnait presque envie de les aider. Mais je voulais surtout éviter de trop m’attarder. Je m’étais souvenu un peu trop tard que ce magasin était dans les environs du territoire communément attribué à la Mafia…. Autant dire que le besoin de faire des économies le disputait à celui de rester en vie un peu plus longtemps.

Je ne m’en serai peut être pas souvenu si je n’avais pas eut un mauvais pressentiment, une sensation un peu désagréable, comme si un danger guettait. Mais j’avais fait mon possible pour chasser ce frisson d’angoisse, secouant la tête pour moi-même. La mafia était peut être irresponsable et ne rechignait pas devant les démonstrations de force, mais quand même, dans un supermarché bondé ! … Il ne pourrait rien m’arriver. Je n’aurais qu’à faire attention en rentrant, puis je ne pouvais pas non plus m’attirer des ennuis à chaque fois que je mettais un pied hors de chez moi ou de l’agence, c’était tout à fait improbable, je n’étais quand même pas aussi malchanceux…

Essayant de me dépêcher tout en ignorant les marmonnements de mes inquiétudes et en passant mon temps à m’excuser et à faire des courbettes si je bousculais des gens par accident, les regardant à peine, je lorgnais sur ma liste. Il me fallait de quoi faire une soupe, et il ne restait plus grand-chose sur les étalages de légumes. Tomates, patates, pas d’oignons parce que ça fait pleurer, et un poireau - un peu abîmé… Cela devrait faire l’affaire. Je n’ai plus qu’à partir et…

Faire face à la pire cliente mécontente sur qui je pouvais tomber. Sans pouvoir reculer, coincé par des présentoirs à cageots. Mais qu’est-ce que j’avais encore fait à part exister !?

Je serrai les dents, des mauvais souvenirs – impliquant notamment des fusillades et une ou deux jambes coupées – encore frais dans ma mémoire, se réveillant en la présence de la subordonnée d’Akutagawa. Higuchi. Un véritable danger public, avec probablement une case en moins – pour suivre Akutagawa aussi aveuglément, il doit bien falloir ça - et la sentant hostile, mon premier réflexe fut d’examiner ses gestes et sa ceinture pour évaluer si elle avait l’air de cacher sur elle ses armes favorites. Heureusement, cela ne devait pas être le cas. Difficile de se représenter ce genre de situations, mais après tout les mafieux devaient bien se nourrir comme tout le monde, et elle avait l’air « innocemment » armée d’un panier de courses…

Mais elle ne fit pas de geste agressif, elle réclama juste… Le poireau qui trônait gentiment sur le dessus de mon panier. Et d’un air de pas rigoler, avec la froideur qui semblait habituelle chez elle. Je restais confus quelques instants. C’était une blague ? Je ne pouvais même plus faire mes courses sans que la mafia y trouve à redire ? Abasourdi je ne songeais même pas à me battre. Je me frottai plutôt les yeux pour vérifier que je ne dormais pas et que ce n’était pas un rêve vraiment absurde.

« … Pardon ? Je… Pourquoi !!? »

Quoi de mieux qu’essayer de comprendre après tout, quand la subordonnée adoratrice de votre pire ennemi essaye de vous racketter d’un poireau acquis avec – pour une fois – un peu de chance. Je me mis presque sur la défensive. Maintenant que je pouvais manger ce que je voulais, je n’allais quand même pas me laisser avoir et voler ma nourriture, je n’étais plus au temps de ce maudit orphelinat. Je me tenais dans une posture un peu défensive, méfiant, même si je ne voyais pas comment on pourrait en venir à se battre dans un supermarché et à propos d’un LEGUME !

« Tu ne peux pas juste… Trouver autre chose ? » Je baissai la voix histoire que personne n'appelle la police avant d'ajouter : « La mafia peut même pas me laisser faire mes courses tranquille maintenant ? »

Au pire, il faudrait bien que je lui laisse, je ne pouvais pas me permettre de me faire remarquer en faisant des histoires pour rien. Mais devoir m’avouer vaincu pour quelque chose d’aussi normal et stupide, c’était une perspective étrangement frustrante.

Je ne savais pas si je devais être étonné ou vexé. Je ne comprenais plus rien à cette ville. Ni à la mafia. Ou alors Higuchi était juste un cas très particulier, même parmi cette bande de malfaiteurs à qui le sang versé était trop monté à la tête.

« Mais, j’en ai besoin aussi... ? »

Je décidai en serrant les dents que l’ignorer et passer mon chemin était la meilleure décision, et m’apprêtais à le faire quand elle en rajouta une couche. C’est qu’elle commençait avec les menaces en plus, j’aurais dû m’y attendre. Elle ne s’était jamais fait remarquer par son pacifisme, du peu que je la connaissais.

« Ma réponse reste non! Je ne sais pas ce que ce légume a de si important mais, tu peux juste faire comme si tu ne m’avais pas vu, non ? Si ça avait été un parfait inconnu à ma place, tu l’aurais agressé aussi ?! »

Je la jaugeai un peu curieusement, sceptique. Intrigué aussi. Et un peu atterré. Difficile de rester crédible quand on se fait menacer pour un poireau. Mais connaît ton ennemi, comme on dit… Qui sait, peut être que connaître la raison et l’étendue de son amour pour les poireaux (donc Aku est un poireau sorry) pourrait servir un jour. C’est fou comme l’Agence m’avait vite habitué aux situations même les plus insensées, et je les traitais maintenant comme si c’était normal. Comme si c’était simplement une autre affaire à gérer. Je n’étais pas sûr que ça soit une bonne chose.

En tous cas, sans ses fusils, elle était loin d’être aussi impressionnante. Et même avec un panier, je courais certainement bien plus vite qu’elle si je le souhaitais. Elle n’aurait pas le temps de m’assommer, même en admettant qu’elle mette sa menace à exécution. Puis que pourrait-elle faire à part me briser une cagette sur la tête ? Enfin, je ferais mieux de ne pas envisager ce genre d’éventualités, parce que j’aurais quand même les problèmes avec la sécurité si cela se finissait comme ça…

Je pris mon panier et commençais à reculer un peu, l’air de rien, en l’observant en coin, m’attendant bizarrement à ce qu’elle ne soit pas prête à en rester là – ce qui serait pourtant la meilleure décision. En plus, le dialogue avait déjà commencé à attirer l’attention d’un ou deux curieux qui avaient capté suffisamment de phrases absurdes pour tendre l’oreille d’un air avide. Ça ne me disait rien qui vaille.